Veuillez trouver ci-dessous une conférence de Jacques Delors « Ethique et politique », le 7 juin 2008 à la paroisse, dans le cadre des « Entretiens du Haut-Pas »
ainsi que la vidéo de son intervention sur l’abbé Franz Stock à l’occasion de la visite d’une délégation allemande, le 17 juin 2013.
ETHIQUE ET POLITIQUE.
Monsieur le curé, chers paroissiens, mesdames messieurs,
« Éthique et politique », le sujet m’a immédiatement plongé dans l’embarras. L’éthique et le politique ou l’éthique et la politique, j’y reviendrai tout à l’heure. J’abuserai un peu des citations si vous le permettez. Dans une interview récente parue dans la revue « Études » que vous connaissez peut-être, le sociologue Jean-Pierre Legoff a dit que « la référence à l’éthique est devenue une notion globalisante et fourre-tout, elle n’appelle pas de réponse simple et homogène qui s’ordonnerait naturellement autour d’une idée du bien ». Vous observerez que l’on emploie plus fréquemment, le mot éthique que le mot morale comme vous le constaterez plus tard, je buterai un peu sur la différence qu’il peut y avoir entre éthique et morale.
Mais puisqu’il fallait une définition, j’en ai cherché une dans l’Atlas de la philosophie. Elle est un peu longue mais enfin elle vous donnera peut-être une idée quant à ce qu’est l’éthique. « Les questions fondamentales de l’éthique concernent le bien qui doit déterminer la conduite de l’action de l’homme. Son but est d’établir par une méthode sûre les fondements d’un agir et d’une vie en commun (les adjectifs comptent) juste, raisonnable et remplie de sens ». « Vaste programme… » aurait dit le général De Gaulle. Juste et raisonnable toute la recherche de ces cent dernières années autour de la justice et de la question sociale porte précisément sur la combinaison de ce qui est juste et de ce qui est raisonnable. Et l’Atlas de la philosophie poursuit : « les principes et fondements de l’éthique doivent être perceptibles de façon universellement valable et raisonnable sans référence à des autorités ou conventions extérieures ». C’est pourquoi, et là où on pressent que le rédacteur de cet article était plus proche des lumières que du judéo-christianisme, il ajoute : « elle adopte vis-à-vis de la morale en vigueur un point de vue supérieur et critique ». J’aurai l’occasion de revenir sur cette remarque à laquelle je ne souscris pas.
D’où deux complémentarités : éthique et morale, éthique et religion et on ne peut pas parler d’éthique sans faire référence, bien entendu, à la doctrine sociale de l’Église. Ces considérations m’amèneront à exclure de mon exposé tout ce qui concerne l’éthique biologique. Un domaine qui a déjà été traité dans cette série de conférences avec ses références et ses applications. La création du premier Comité d’éthique pour la France remonte à 1975, mais c’est un champ ouvert à tous qui aurait mérité un exposé à soi seul, ce n’est pas ce qui m’était demandé, un domaine où la conception de l’homme joue un rôle essentiel. Il suffit pour cela de citer deux débats qui s’annoncent extrêmement difficiles, le premier sur les mères porteuses, il va venir dans notre pays, le second à la suite d’un vote récent du parlement britannique, obtenu de justesse. Ce parlement a accepté le mélange à des fins scientifiques des cellules souches humaines et animales. C’est vous dire la complexité et le caractère dramatique des problèmes qui sont devant nous.
Notons enfin cette distinction que peut-être le conférencier qui vous a parlé du monde des affaires a utilisée : faut-il des règles extérieures ou bien faut-il intérioriser les règles de l’éthique pour soi-même. Et vous savez que ceux, notamment dans le monde des affaires qui sont contre des règles éthiques extérieures trop importantes disent : il faut surtout obtenir des acteurs qu’ils intériorisent eux-mêmes l’éthique.
Je vous infligerai dans une première partie quelques notions théoriques sans lesquelles on ne peut pas aller plus loin. Peut-être cela vous donnera le goût, quand vous rentrerez chez vous, de consulter ces auteurs. Dans une deuxième partie, j’aborderai la spécificité de la politique et du politique. Le politique étant le passage obligé pour construire et faire vivre une société, faire vivre ensemble une communauté d’hommes et de femmes ; la politique pour bien distinguer les deux, étant la pratique de gouvernement des hommes et de l’administration des choses. Souvent on mélange la politique et le politique. Et enfin, j’essaierai de me confronter à quelques problèmes contemporains, ne cherchez pas dans mon discours une grille de lecture des événements actuels ni davantage un plaidoyer pro domo. J’ai choisi quelques défis qui sont, à mon avis du ressort de l’éthique et dont on pourra ensuite débattre entre nous.
- DE QUELQUES APERÇUS THÉORIQUES
Je pourrais opposer Descartes et Spinoza puisque Spinoza a écrit un livre qui a pour titre : « L’éthique ». Descartes disait : « morale ou éthique c’est pratiquer la distinction du vrai et du faux pour voir clair dans mes actions et marcher droit dans cette vie ». Et Spinoza disait : « l’éthique a pour objet la vie en tant qu’éternelle, je l’aborde déjà dans cette vie, c’est-à-dire un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continuelle et souveraine ». C’est « la personne avant moi » de Spinoza, une philosophie bien particulière.
Un choix quelque peu arbitraire. Il convient de mentionner le courant personnaliste d’Emmanuel Mounier dont le représentant le plus cité maintenant est Levinas. Ce dernier dit d’une manière terrible et en critique de Hegel : « l’aspiration à la totalité est comme une maladie, une perversion de la conscience qui croit qu’elle n’a jamais rien à apprendre de l’extérieur, l’impulsion éthique ne vient plus de moi, elle procède de la révélation d’autrui, de l’autre homme ». Je crois qu’il ne faut jamais oublier cette dimension de l’homme dans cette période d’individualisme exacerbé.
Ces quelques citations pour vous montrer la diversité des points de vue, un contenu de contraintes externes chez certains, l’accent mis par Levinas ,comme le fera Ricœur à la fin de sa vie, sur l’autre, l’importance de l’autre par lequel nous nous définissons.
Éthique et Morale
J’emprunterai à Paul Ricœur précisément deux définitions qu’il donne de l’éthique et de la morale. Sa définition de l’éthique l’amène à citer souvent Aristote et sa définition de la morale à citer plutôt Kant. Il dit de l’éthique « visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes ». On retrouvera dans toute la littérature sociale et politique de ces deux cents dernières années, ce concept de la vie bonne. Quant à la morale, il la traite différemment, il dit : « marquée par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d’universalité et par des effets de contrainte ». Donc la visée éthique selon ces données, généralement partagées, si je me situe dans le courant instauré par Ricœur, c’est la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes y compris du point de vue de la distribution des biens et des savoirs. La norme morale au contraire c’est une éthique enrichie par la norme et inscrite dans un jugement moral en situation. Il ne faut jamais oublier, quand on juge un acteur politique, qu’il est en situation. Il faut donc insister sur ces termes. Or comme la violence, j’y reviendrai, est inhérente à la politique et au politique, Ricœur ajoute : « c’est à cause de la violence qu’il faut passer de l’éthique à la morale ». Donc vous voyez cet aller-retour dialectique entre l’éthique et la morale.
D’où bien entendu des conflits de devoir qui sont au cœur de la réflexion éthique, la plus célèbre, c’est Antigone et Créon. Antigone parlait de la justice pour son frère et Créon parlait de l’ordre public, de la nécessité de faire un exemple. Et enfin, au-delà de cette opposition tranchée il y a un terme, ce n’est pas mon exposé d’aujourd’hui, mais que je trouve pour moi passionnant, je ne sais pas d’ailleurs le traiter, c’est le terme de discernement. Le discernement que l’on voit évoqué dans la Bible. C’est vraiment la quête du discernement qui est sans doute une des aspirations que l’on peut le plus chérir et le plus poursuivre.
L’approche contractuelle
Venons-en au mouvement des idées depuis une centaine d’années, et surtout à propos des problèmes de justice sociale et de distribution. Une recherche philosophique et politique a été menée que l’on pourrait appeler un processus contractuel et qui s’oppose aux autres conceptions de la justice sociale celles des utilitaristes dans la lignée de Stuart Mill, celles des libertariens John Locke, Friedrich Hayek, celles des marxistes. Je voudrais insister sur le fait, corroboré par un large consensus des historiens et des philosophes, que c’est une démarche éthique qu’a inspiré John Rawls qui est le penseur par rapport auquel chacun se détermine. Rawls a été critiqué par les uns, corrigé par d’autres, mais il a élaboré une théorie de la justice saisissante par la force et la rigueur de son armature conceptuelle. Il part de la position originelle d’agents rationnellement autonomes pour les entraîner dans un processus de construction à partir de trois principes. Le premier est la priorité donnée au principe de liberté, la liberté avant tout ; le second, la priorité donnée aux plus démunis et le troisième, c’est la tolérance d’inégalités à condition qu’elle profite aux plus pauvres : c’est le principe de différence. Même s’il s’agit d’un cadre théorique, il peut être la base d’une éthique de la discussion. Or en démocratie ou dans l’idéal de la démocratie, l’éthique de la discussion est essentielle. Autrement dit, il nous offre un nouvel outillage, l’émergence d’une sorte d’ethos social pour débattre ensemble de l’avenir et pour essayer d’aller dans le même sens. À côté des travaux des philosophes que j’ai indiqués, cette construction patiente par des politologues, des philosophes d’une éthique de la discussion constitue un progrès et celui-ci est fondé, à mon sens, sur ce qu’il y a de plus exigeant dans la démocratie conçue comme l’élaboration avec d’autres d’une convergence, d’un projet. Quels sont ces droits et libertés de base dont parle Rawls ? Je ne ferai que les citer : les droits et les libertés de base ; les libertés de mouvement et le choix libre d’une occupation ; les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions d’autorité et de responsabilité. Chez notre auteur, l’autorité n’est pas contestée en soi, les revenus et la richesse et aussi quelque chose qui devient plus important aujourd’hui avec Hoeknes et d’autres : ce sont les bases sociales du respect de soi et de l’autre. Or dans l’éthique et notamment dans l’éthique de la politique sociale, il ne s’agit pas simplement de mieux distribuer des biens, mais aussi de donner à chacun la possibilité de l’estime de soi et de la reconnaissance des autres. Ainsi vous voyez bien les exigences d’une telle approche. Que l’on soit militant associatif, militant syndical ou professionnel ou militant politique, trois questions nous sollicitent : Est-ce juste ? Est-ce responsable ? Quelles conséquences de mes choix ou de mes décisions ?
La Doctrine sociale de l’Église
En parallèle, et depuis longtemps, s’est construite une doctrine sociale de l’Église, qui a eu une grosse influence sur l’éthique et la morale. La justice sociale est définie par cette doctrine, comme étant l’ensemble des principes qui régissent la définition et la répartition équitable des droits et des devoirs entre les membres de la société. Vous connaissez les grands traits de cette doctrine, les valeurs de justice, de liberté et de vérité naissent et se développent à partir de l’œuvre intérieure et extérieure de la charité. Je citerai quand même, pour montrer la sagesse de l’Église, cette phrase de Jean-Paul II : « il faut bien retenir l’expérience du passé de notre temps, elle démontre que la justice ne suffit pas à elle seule et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine ». Ce sont les limites de la politique et du politique. Au-delà, bien au-delà, il y a bien entendu la charité et l’amour, comme Saint-Paul en parle aux Corinthiens.
- LA POLITIQUE ET LE POLITIQUE
Le politique
Le politique, est une dimension incontournable de la vie et du destin des hommes et des femmes. On dit le politique comme on dit le spirituel, l’économique, le social. Et au cœur du politique, il y a l’État. Mais quand on lit des réflexions sur le politique et l’État, il ne faut pas prendre l’État simplement comme on l’entend aujourd’hui : rationalisation des dépenses publiques, l’État en fait-il trop ou pas assez. Non, c’est l’État conçu comme pouvoir en quelque sorte et Max Weber le souligne « l’énigme de la violence légitime est au cœur de la problématique de l’État ». La violence légitime a plusieurs dimensions, elle va de l’intervention de l’armée et de la police à des contraintes sur tel ou tel aspect social, par exemple des obligations données aux chômeurs comme l’offre raisonnable d’emplois. Vous voyez l’immense palette des problèmes ainsi posés. Donc entendons-nous, pour la suite de cet exposé et pour le débat, sur une large définition de la violence inhérente à toute domination de l’homme par l’homme. Alors, la fin justifie-t-elle les moyens ? C’est une question éthique. Non répond Paul Ricœur. « Peut-on vraiment croire que les exigences de l’éthique puissent rester indifférentes au fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force derrière laquelle se profile la violence ? »
D’où l’importance de la liberté comme valeur première, essentielle, de la liberté en situation et du devoir de vigilance. On n’en parle plus beaucoup aujourd’hui, mais il faut rappeler la distinction entre le prophète et le politique. Le prophète aussi est utile, c’est lui qui annonce, qui dénonce ; parfois sa dénonciation n’est pas accompagnée d’une proposition concrète, parfois s’il évoque le projet d’une autre société en ce qu’il considère comme un devoir d’utopie. Il n’empêche que dans la vie publique telle qu’elle est, le prophète doit être accepté comme un élément indispensable. Celui qui est au pouvoir, celui qui gouverne doit écouter le prophète.
Valeurs vécues et valeurs souhaitées
Bien entendu ce politique au sens où je viens de le définir travaille dans une société, une société avec ses caractéristiques et ses outils et là, on confond souvent quand on parle des valeurs, on confond les valeurs vécues et les valeurs souhaitées. Aujourd’hui un des grands problèmes de la responsabilité politique, compte tenu de l’importance de l’opinion publique et des médias, c’est de savoir si, quand je prends une décision, je me réfère aux valeurs vécues, je ne dirai même pas aux pulsions de l’opinion publique mais aux valeurs vécues ou si au contraire je me réfère à des valeurs souhaitées, à des « valeurs référence ». Et le discernement de l’homme d’État se joue aussi dans cette dialectique entre les valeurs vécues et les valeurs souhaitées.
Le gouvernement, soucieux d’une éthique du politique, doit donc tenir compte du contexte. Dans une nation comme la France, avec la mondialisation, les menaces idéologiques ou pratiques, l’environnement comme exigence d’avenir de l’Humanité, il en est de plus en plus question. Mais l’éthique c’est aussi la relation entre le jeu des institutions et le droit. Quelle est l’importance du droit dans une société pour permettre aux gens de vivre ensemble, de respecter un minimum de règles. Je vous rappelle, même si je dépasse mon sujet, que la construction européenne a comme un édifice essentiel le droit, le droit qui amène des nations souveraines à partager leur souveraineté et à accepter des décisions prises parfois par la Cour de Justice et non plus par le pouvoir politique. Il y a aussi la part de l’économisme trop importante de nos jours et qui peut nous amener à des déviations éthiques au nom de l’utilité, du raisonnable, du pragmatique, du réalisme.
Enfin, le politique relève aussi du charismatique. Beaucoup de Français, rationnels comme ils sont, ont des réactions complexes et différentes vis-à-vis du pouvoir charismatique. Ce peuple qui est le mélange d’une tradition monarchique et d’une aspiration révolutionnaire. Max Weber a cette formule que je trouve adorable. Il dit quel homme – il aurait pu ajouter quelle femme dans son texte – « quel homme faut-il être pour avoir le droit de mettre les doigts dans les rayons et dans la zone de l’histoire ». La question est là, on dit souvent des hommes politiques, qu’ils ont de l’ambition, mais d’un autre côté ils acceptent de mettre les doigts dans la roue de l’histoire et croyez-moi, ce n’est pas simple.
De la nature de la politique
J’en viens maintenant au politique, au sens de la politique tous les jours. À quelles conditions un homme ou une femme peut-il se dire appelé à faire de la politique en professionnel : la vocation, l’aspect moral, l’ambition ? D’ailleurs, l’action politique ne se limite pas aux professionnels, pensez à tous les militants, tous les responsables de l’action économique et sociale, de la vie associative et aussi aux militants des partis politiques dont le rôle est souvent limité à distribuer des tracts et à coller des affiches. Tous, ils font, chacun à leur manière, de la politique. Les rapports de forces sont aussi là entre les acteurs, entre les partis. Méfions-nous de tout réflexe poujadiste entre un débat authentique, une vocation authentique qui vous frappe et la comédie du pouvoir. Il y a toute une gamme de nuances et ce que je reproche actuellement aux médias, c’est de nous faire une lecture de tous les événements en termes de comédie du pouvoir. Mais en réalité, derrière cette comédie du pouvoir qui existe aussi, qui est plus ou moins sensible, il y a des enjeux, des hommes et des femmes qui se compromettent et par conséquent, qui sont face, qu’ils le veuillent ou non, à l’exigence éthique.
Un problème qui est souvent sous-estimé dans l’exercice du pouvoir c’est l’hygiène et la méthode qui va de la préparation à la prise de décision. Le mauvais fonctionnement du pouvoir est un problème éthique, ce n’est pas qu’un problème d’organisation, c’est un problème éthique. Certains qui prennent leur parti du mauvais fonctionnement du pouvoir, ont un raisonnement cynique et anti-éthique. À la limite, c’est plus facile lorsqu’une décision n’a pas été bien préparée, cela permet de désigner des boucs émissaires.
L’éthique doit se trouver aussi dans la consultation des citoyens, leur information, la genèse et l’application de toute décision.
Un autre problème sous-estimé dans nos sociétés démocratiques, est le rapport entre le pouvoir et les autres acteurs. Alors, là aussi il y a une confusion totale qui est contre l’éthique. Ce n’est pas la même chose de mener une information des citoyens, une consultation, une concertation, une négociation et d’accepter des règles du jeu social. Je pense que beaucoup des problèmes, surtout en France, viennent de la confusion entretenue entre les procédures d’une démocratie. Le pouvoir dit : « je me suis concerté avec les partenaires sociaux », les partenaires sociaux disent : « non ce n’est pas une concertation, c’est une simple information ». Donc il faut arriver à clarifier ces notions, c’est une exigence éthique pour la démocratie et bien entendu, il ne faut pas être angélique. La négociation, c’est-à-dire arriver à un accord, ce sont des rapports de forces, de la ruse et parfois du mensonge. Comment sinon lever les oppositions, les méfiances ? Je crois que là nous ne sommes vraiment pas dans l’éthique des grandes idées, pas dans les grandes finalités, mais dans ce qui permet la pratique d’une démocratie meilleure. Bien sûr, on le dit toujours, c’est la phrase la plus courante pour les gens qui parlent d’éthique, il y a l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il ne faut pas abuser de cette opposition. Il m’est arrivé quand j’étais jeune, et militant d’un mouvement chrétien, de protester contre les événements de Madagascar. Nous sommes allés en parler à ceux qui étaient au pouvoir à l’époque. Ils nous ont dit : « c’est simple, il y a ceux qui acceptent de se salir les mains, c’est nous, et il y a vous qui ne voulez jamais vous salir les mains ». Nous étions renvoyés dans le camp du prophétisme absolu et irresponsable. Et je crois que c’est là où celui qui veut exercer la politique, doit accepter non pas une opposition radicale entre éthique de conviction et éthique de responsabilité mais un lien entre les deux. Paul Ricœur le soulignait à bon escient : « on ne peut pas se retrancher derrière la pureté de l’intention et la méchanceté du monde ». Il nous appelle à évaluer nos gestes selon le double critère de l’engagement et de la justice. Reconnaissons que ce n’est pas simple.
III. L’ÉTHIQUE FACE À QUELQUES REDOUTABLES PROBLÈMES
CONTEMPORAINS
Un parcours – j’espère pas trop sophistiqué – nous a fait partir de « le politique » pour arriver presque à la pratique du pouvoir et je voudrais maintenant pour être moins théorique, parler de l’éthique face à de redoutables problèmes contemporains.Je me suis éloigné volontairement des problèmes conjoncturels, non pas par lâcheté ou par faiblesse, mais parce que, souvent, ce ne sont pas les plus importants.
L’individualisme contemporain C’est un sujet très controversé. On dit souvent de ceux qui, comme moi, dénoncent l’individualisme contemporain que pour nous la nostalgie est toujours ce qu’elle était, c’est-à-dire que je pratiquerais, avec d’autres, l’illusion de l’âge d’or. Mais non, je pense que l’évolution n’est pas discutée, ce qui est en cause, c’est la distinction entre ses aspects positifs et ses aspects négatifs. Quels sont les aspects positifs de l’individualisme contemporain ? C’est peut-être une plus grande conscience de soi, une plus grande aspiration à la liberté et à la responsabilité – deux notions absolument liées – . Ses aspects négatifs sont liés, selon moi, aux affirmations suivantes : « je suis le seul juge de ma vie, fi de la religion et de la croyance, mais fi aussi de certaines lois ou pratiques sociales jugées dépassées ». Il est intéressant à ce propos de relire Tocqueville.
Tocqueville était assez impressionné par l’individualisme aux États-Unis et ailleurs et il disait : « l’individualisme ne tarit pas la source des vertus publiques, mais à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme ». Je vous laisse cette réflexion ouverte. Mais pour quelqu’un qui veut s’engager dans la vie militante ou politique, c’est une question redoutable. Que de tentations pour le politique, pour la politique, en plus de la démagogie classique, on peut jouer sur la compassion, « je ne peux pas résoudre un problème, mais je vais à la télévision exprimer une grande compassion que partagent les téléspectateurs. Et ainsi, on espère que grâce à la dictature de l’instantané, une nouvelle chasse vite l’autre, que ce sera oublié. C’est la devise Mac Donald : « vite souhaité, vite absorbé, vite oublié ».
Un jour un ministre qui s’occupait de l’équipement arrive à la télévision à Paris, un jour où il y avait eu beaucoup de neige, et le pauvre ministre est là devant la journaliste qui lui dit : « mais vous n’aviez pas prévu cela ? » Le pauvre ministre était tout tremblant, alors qu’il aurait pu dire : « est-ce que vous connaissez une vie sans les aléas ? Est-ce que vous pensez que l’on peut tout prévoir dans la vie ? » C’est la notion de risque ; mais à force de parler de sécurité, que fait-on de cette notion de risque ? On joue là-dessus en infantilisant les téléspectateurs. Aujourd’hui, on retrouve cette trace de la poussée de l’individualisme à propos de la discussion que je ne n’aborderai pas, ça nous mènerait très loin, entre démocratie représentative et démocratie d’opinion. Mais je vous renvoie à Jacques Julliard, qui vient d’écrire un livre sur la démocratie d’opinion et à bien d’autres comme Marcel Gauchet, pour discuter de cette question très difficile.
Où se situe alors l’éthique de responsabilité ?
La dictature de l’instantané
J’en ai déjà parlé, à propos de l’épisode de ce pauvre ministre à la télévision il y a quelques années. Cette dictature de l’instantané est accentuée par les médias. Je sais que les médias sont devenus des vaches sacrées. Dès qu’ils sont critiqués, surgit un flot de protestations de toutes les associations de journalistes. Or la notion de temps, du temps nécessaire pour soi-même, pour se construire, le temps nécessaire pour une société, pour résoudre un problème, ces exigences éternelles, on a l’impression qu’on les refuse. Qu’est-ce qu’un peuple sans mémoire et donc sans avenir ?
Sans mémoire. Je sais bien qu’il y a eu l’exercice même excessif de la repentance. Mais sans mémoire ! Un peuple qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir, c’est ce qui actuellement explique la crise spirituelle de la construction européenne. On ne se souvient pas, par exemple du geste inouï, ou considéré comme tel, de Robert Schuman en 1950.
Et sans vision d’avenir ! Une seule illustration : je vous l’ai dit, la construction européenne est une affaire de mémoire et de vision. Mais même l’éthique et la pratique du pouvoir impliquent d’avoir toujours la possibilité de tirer des enseignements du passé. Et qu’est-que l’éducation, au sens profond du terme, sinon enseigner aux jeunes ce que l’humanité a appris sur elle-même. Si nous vivons dans l’instantané, les questions d’éthique deviennent très difficiles à traiter, et d’ailleurs sommes-nous encore dans l’éthique ? Entrer dans la réflexion éthique, c’est prendre en compte la mémoire, les leçons tirées de l’histoire et aussi, les repères d’un avenir souhaité.
Les droits de l’Homme
Troisième défi, que vous connaissez beaucoup mieux parce qu’il fait l’objet de débats constants, les droits de l’Homme.La critique est facile, mais l’art est difficile. Là aussi, il y a des prophètes, des professionnels du témoignage. Il ne s’agit pas de brimer la vertu d’indignation, comprenons nous bien, la société a besoin de vigiles, de censeurs, de prophètes. Mais quand on posait la question au général De Gaulle – on aurait pu la poser au président de la République actuel quand il est allé en Tunisie ou quand il a reçu le Président libyen – le général De Gaulle a répondu sèchement une fois. Cela ne veut pas dire que cette réponse est définitive dans tous les cas, mais il faut la connaître : « nous avons affaire à des peuples mais aussi à des États » et celui qui gouverne un État a affaire à des États en face de lui, à des rapports de forces, aux risques de l’intervention… On peut se demander si la manière brutale dont certains ont témoigné pour le Tibet était vraiment une action éthique, favorable à la fois à la protection des intéressés et à la nature de nos relations avec la Chine ; c’est donc un choix moral, éthique et donc, redoutable. Les droits de l’Homme : c’est aussi le droit de manger à sa faim, d’être éduqué, d’être soigné. Autant de problèmes éthiques – mais aussi politiques et scientifiques – au sein des organisations mondiales du commerce, de l’agriculture, de la santé… Et il nous manque, hélas, un cadre analogue pour les questions financières. Aussi pour ne prendre qu’un exemple : « Comment devons-nous considérer l’agriculture ? Comment l’avons-nous traitée au plan mondial comme au plan européen ? » C’est une question éthique de première importance, au-delà des problèmes économiques et techniques.
L’avenir de la planète
Des questions scientifiques très complexes se posent. Je n’entrerai pas dans les détails. J’admire ceux qui ont des positions très carrées sur les OGM et autres applications de la science. C’est en réalité beaucoup plus difficile et c’est là où je me félicite que nous ayons une démocratie représentative, c’est-à-dire des gens dont la mission est de comprendre ces problèmes mieux que nous, de les étudier, d’y consacrer le temps nécessaire… Mais enfin, un consensus existe sur les risques essentiels : le carbone et l’effet de serre, le réchauffement de la planète, le manque d’eau, les sols et sous-sols menacés, l’érosion… Et là, le problème éthique est, me semble-t-il, le suivant : non seulement, si nous voulons prendre en charge l’avenir de la planète, l’avenir de l’humanité, non seulement nos politiques économiques et sociales seront affectées, mais aussi dans une certaine mesure notre niveau de vie et notre mode de vie, avec quelles répartitions des charges entre les citoyens, contribuables et consommateurs. Qui le dit aujourd’hui ? C’est une exigence éthique. On ne peut pas à la fois dire aux gens que tout va continuer comme avant et pointer du doigt ceux qui sont à l’origine, ou qui seraient les seuls à l’origine des déviations sur notre planète. Mais la complexité est dans les moyens. Là aussi, il faut mesurer toutes les conséquences de ce que l’on fait. Ce n’est pas la même chose de dire aux Français en général : il faudrait limiter votre consommation d’essence et donc l’usage de la voiture, et de dire à quelqu’un qui vit dans une commune rurale, qui a 800 € de revenus mensuels, pour qui la voiture est indispensable pour aller travailler, et qui lui coûte 200 € par mois et bientôt, peut-être, lui en coûtera 300.
À force de raisonnement trop généraux, le Grenelle de l’environnement pourrait s’enliser dans les sables. Donc il faut prendre en compte dans une complexification terrible l’individu, la société, l’espèce biologique.
L’égalité, cette passion française
Je terminerai par un défi que j’ai appelé, à titre de provocation : l’égalité, une passion française.
C’est ainsi que nous jugent beaucoup de nations et un certain nombre de chercheurs. Des distinctions s’imposent et ça, c’est l’exigence éthique numéro un, entre l’égalité des moyens et l’égalité des résultats, très souvent, on glisse de l’un à l’autre pour renforcer son indignation, entre l’inné et l’acquis, sans doute un des problèmes fondamentaux pour aborder les problèmes de l’École aujourd’hui. Que peut l’acquis par rapport à l’inné ? Ce fut, et c’est pour moi, un combat essentiel. Dans un rapport pour l’UNESCO que j’ai titré : « Un trésor est caché dedans pourquoi ? », j’affirmais que dans chaque enfant, il y a un trésor et que c’est le devoir de la famille et de l’École de le faire surgir. Et donc on en vient aux fameuses « capabilités » d’Amartya Sen. Donner à chacun la capacité de se comprendre, de se mouvoir dans la vie, d’acquérir un minimum d’estime de soi, l’obligation d’écouter les autres et de se développer. L’acquis peut compenser une partie des inégalités issues de l’inné. On devrait davantage l’évoquer lorsqu’on parle de réforme de l’École.
Il y a aussi la différence entre le court moyen terme et le long terme. Pour parler franchement et je l’ai dit dans un rapport lorsque j’étais Président de la Commission. Dans les années 80, les classes adultes ont raisonné en termes de distribution de revenus et de biens sans se soucier des générations qui allaient venir. Une exigence éthique simple mais vitale avait été oubliée.
Enfin, le dilemme entre la solidarité et la responsabilité, sans doute encore le plus difficile. C’est le grand débat social de notre temps et que beaucoup de spécialistes évoquent, surtout dans les pays anglo-saxons. Quelle société voulons-nous ? Quels atouts donner à chaque individu ? Quelle contre-partie aux aides sociales distribuées? Et quel type d’aide sociale ? Et enfin, la charité dans tout cela, qui est bien au-delà de la politique et du politique. Et où l’on retrouve l’empreinte de l’individualisme contemporain. Certains disent il faut armer l’homme, ou la femme, face à la mondialisation. D’autres disent non, il faut aussi en même temps l’intégrer dans une société plus solidaire pour qu’il puisse s’en sortir. Si vous étudiez les politiques sociales menées depuis 15 ans, vous avez la traduction de ces divergences dans les politiques menées en Grande-Bretagne, en Suède, en Allemagne, en France, par exemple.
Il y a les grands slogans généreux et la perception des souffrances sociales. Je sais qu’on abuse un peu de ce terme, mais derrière le fait d’être démuni, en termes de liberté, de bien matériel, de revenus, ce sont des personnes qui souffrent socialement, qui manquent de reconnaissance. C’est toute une politique et c’est toute une éthique, dans son esprit et dans ses moyens, qu’il s’agit d’inventer si l’on veut faire face à cette forme plus insidieuse de l’aliénation. Car la République française est fondée sur l’intégration et sur l’égalité, c’est donc bien « la passion française ».
En matière d’éthique personnelle, on ne peut pas gommer idéalement les rapports de pouvoir et de subordination, les aspirations, les intérêts, les places différentes des uns et des autres. Il ne faut pas renoncer à une société meilleure. Pourtant, quand je lis Charles Péguy, il y a de quoi se décourager. Il écrit : « ce qu’il y a de redoutable dans la réalité de la vie, ce n’est pas la constante juxtaposition du bien et du mal, c’est leur interpénétration, leur mutuelle incorporation, leur nourriture mutuelle et parfois leur étrange et leur mystérieuse parenté ». C’est vous dire combien nous avons besoin de discernement pour trouver la bonne synthèse entre l’éthique et la morale, l’idéal, la nécessité et l’action.
Je vous remercie de votre bienveillante attention.
Jacques Delors, 8 juin 2008
ENTRETIENS DU HAUT PAS, paroles de chrétiens dans le débat public.